La Souffrance à distance, et l'algonomie à proximité.

Publié le par Robert Daoust

Luc Boltanski a publié en 1993 un livre, La Souffrance à distance : morale humanitaire, médias et politique, qui a été réédité en 2007, et qui a connu aussi une édition en anglais. Ce livre s'inscrit d'après moi parmi les meilleurs ouvrages précurseurs de ce que j'appelle l'algonomie. À cet égard, l'ouvrage de Boltanski s'apparente à ceux de Cynthia Halpern, Suffering, Politics, Power : A Genealogy in Modern Political Theory, et de Joseph Amato, Victims and Values : A History and a Theory of Suffering [auxquels j'ajoute en date du 29 janvier 2008 celui de Stanley Cohen, States of Denial: Knowing about Atrocities and Suffering]. Il faudra, un jour prochain j'espère, revoir à fond ces  excellentes œuvres dans la perspective d'élaborer les bases de l'algonomie.

 

La souffrance à distance est une expression qui évoque beaucoup de choses pour Boltanski: médiatisation, politisation, généralisation du singulier, objectivation, interdiction d'aborder la souffrance trop bêtement 'telle quelle' ou sans perspective… Chose certaine, quant il s'agit de traiter de la souffrance, aussitôt qu'on dépasse la sphère des rapports interpersonnels immédiats où peut s'exercer par exemple la compassion, on se retrouve dans la sphère collective de la politique et on est confronté à une distance avec laquelle il faut composer. Les politiques qui composent avec la distance de la souffrance peuvent se classer généralement sous deux modes: soit celui du communautarisme étroit, typique des milieux traditionnels où les liens sociaux préexistants déterminent les comportement de chacun envers les souffrants dont on entend parler, soit celui de l'universalisme abstrait, typique de la civilisation moderne où prédominent des notions comme la pitié, la dénonciation des responsables de la souffrance, le sentimentalisme concernant les souffrants ou l'allégement des souffrances, et l'esthétisation du mal.

 

Boltanski parle surtout de l'humanitaire, de la pitié et de la souffrance dans leurs rapports avec la politique depuis plus de deux siècles. Dans sa conclusion, l'auteur soulève la question de séparer l'humanitaire du politique ou au contraire de l'y inscrire. Il rattache pertinemment cette question au fait que la sélection des malheureux auxquels on s'intéresse (ce qui revient à choisir qui doit ou non souffrir) est inévitable et a nécessairement un caractère politique. Il prône donc qu'une certaine dimension politique de l'humanitaire soit reconnue, et il situe cette dimension dans une politique du présent, qui s'orienterait tout entière vers les souffrances et les victimes présentes, par opposition à ces politiques qui tiennent comptent des victimes passées ou futures. La position de l'auteur est fort sensée quant à l'humanitaire, mais elle demeure tout de même tragiquement insuffisante. Car en partant «du cadre, indépassable depuis deux siècles, d'une politique de la pitié», il reste incapable d'échapper "aux critiques auxquelles a donné lieu l'utilisation de l'argument de la pitié en politique" (p. 282, tous les numéros de page ici réfèrent à l'édition de 1993): de sorte que sa conception de l'humanitaire, quant à moi, souffre de la conception étriquée que lui impose le cadre étroit de la politique de la pitié.

 

Comme le recommande souvent, semble-t-il, Myriam Revault d'Allonnes qui vient tout juste de faire paraître L'homme compassionnel, ces questions nécessitent d'être pensées à nouveaux frais. Je soumets que l'algonomie est le cadre approprié pour repenser la politique de la souffrance.

 

Boltanski se préoccupe de "la coordination des engagements émotionnels" (p. 76) et voit cette même préoccupation chez Adam Smith. Dans la Théorie des sentiments moraux, Smith cherche une solution en proposant, dit Boltanski, un "point de vue d'une objectivité sans perspective", celui d'un "spectateur impartial intériorisé", grâce auquel "peut s'opérer une coordination des modes de concernement et d'engagement émotionnel" (p. 78). La solution de Smith s'avérera insuffisante, pas vraiment cohérente (p. 71), assez fragile (p.72). Elle ne suffit pas à résoudre la tension entre diverses demandes contradictoires telles que l'émotion requise pour l'engagement, l'impartialité requise pour le détachement, et ce que Boltanski appelle 'l'interdit du tel quel' (parler de la souffrance trop objectivement en quelque sorte). Cette dernière condition se trouve en fait à déterminer la pensée de Boltanski puisqu'il considère cet interdit comme "l'hypothèse de ce travail" (p. 43), et qu'il place "au centre de notre recherche" (p. 44) la difficulté associée à ce même interdit. Pourtant il réussi presque à échapper à cette détermination quand, page 71, il évoque la médecine comme exemple où cet interdit ne joue pas, mais cela "place ces cas aux limites de notre sujet'. Or je pense quant à moi que, puisque toute la démarche de Smith pointe vers la science, comme Boltanski l'explique lui-même page 44, je pense qu'il faut poursuivre cette démarche en ce qui concerne la souffrance vers son aboutissement, et cet aboutissement ne peut advenir que par l'algonomie.

 

Considérons par exemple cet extrait de la page 54: "(…) l'engagement n'est authentique, que dans la mesure où il marque le moment où des individus indéterminés prennent position. Mais pour que ce moment se réalise, il faut que tous les individus en réseau, entre lesquels tous les passages sont en principe possibles, en l'état initial, puissent disposer de la même information, connaître les mêmes causes. C'est même le caractère commun de l'information qui est constitutif du réseau. Sans ce préalable, ceux qui le composent seraient séparés et s'ignoreraient les uns les autres ou recomposeraient des espaces communautaires stables et réciproquement opaques." Le contexte ici est celui de la politique de la pitié, qui doit tenir compte, en ce qui concerne les victimes, non seulement "de la rareté des moyens techniques qui peuvent être mis en œuvre pour leur venir en aide mais aussi, ou peut-être surtout, de la rareté de l'espace des médias qui ne peut être occupé en même temps par la représentation de toutes les souffrances et finalement, comme le suggère explicitement Joseph Amato, de la rareté relative des ressources émotionnelles qui peuvent être mobilisées pour lui faire face." (p. 245) "Mais, comme le remarque encore Joseph Amato, la multiplication des victimes, leur éloignement dans le temps et dans l'espace, la difficulté de les dénombrer et surtout de les rapprocher sous un même rapport (par exemple en tant que victimes de l'impérialisme) et de les hiérarchiser tend à épuiser les réserves d'indignation en faisant place à « l'indifférence et à l'apathie »." (p. 244) Ne voit-on pas le goulot d'étranglement qui empêche l'engagement dans une politique de la pitié de fonctionner? Une politique algonomique échapperait à cela parce que l'algonomie est une approche qui permet une systématisation rationnelle et technique de l'information et de l'action sur toutes les souffrances, ainsi qu'une économie des ressources émotionnelles et une stratégie globale dans la mise en oeuvre des moyens techniques d'intervention.

 

L'algonomie ne fonctionne ni par le jugement de la dénonciation, ni par les émotions du sentimentalisme, ni par le sublime de l'esthétisme, mais par la raison de l'abstraction, qui a donné de si bons résultats quand on a enfin pensé à l'appliquer d'une façon rigoureuse à d'autres problèmes.

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